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Littérature pour conjurer le trouble, le vertige de cette explosion ! oui !! virtuellement infinie d'images, (nous sommes tous des crapules) pour retrouver un fil conducteur (Ariane!--Au secours !!) dans ce labyrinthe de nos défaites. Que la fête à venir ne soit pas pour oublier le mal mais pour illustrer nos victoires ! ... P.S. : Je vous aime !

Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombrelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Rimbaud, Arthur

mardi 6 avril 2010

Au lieu de nous demander "Pourquoi créer?", demandons-nous plutôt: "Pourquoi sommes-nous si peu créateurs?"

Au lieu de nous demander "Pourquoi créer?", demandons-nous plutôt: "Pourquoi sommes-nous si peu créateurs?" Je crois que cela s'explique notamment par le fait que nous acceptons trop de choses, que nous n'interrogeons pas assez, que nous ne remettons pas suffisamment en questions les réponses toutes faites, que nous obéissons trop aux mots d'ordre, que nous ne voyons pas assez directement par nous-mêmes. En ce sens, nous sommes esclaves du conditionnement social, alors que le créateur doit au contraire se libérer des prétendues vérités et des consensus. Il ne s'en libère pas dans un esprit négatif, pour le seul plaisir de critiquer, mais par exigence de voir ou de comprendre par lui-même. Si nous n'examinons pas par nous-mêmes les grandes questions existentielles -- et la question de la création, celle du sens de notre vie, celle de la joie en constituent quelques-unes --, nous ne pouvons pas véritablement les résoudre. Nus nus contentons de répéter ce que nous avons entendu sans l'examiner par nous-mêmes. Le créateur est celui qui suit son propre chemin, non pas dans un souci d'originalité, mais simplement parce qu'il sait qu'on ne peut avancer que sur le chemin que l'on trace soi-même. Les chemins qui nous sont proposés par les différentes instances de la société -- telle morale toute faite, telle religion, tel idéal de réussite ou de performance -- sont des chemins collectifs qu'il nous faut peut-être suivre tant que nous faisons partie d'une collectivité, mais en tant que nous sommes des individus, nous devons, il me semble, découvrir ou inventer notre chemin. J'ai rappelé la nécessité de voir par soi-même la réalité telle qu'elle est. La création émane de notre propre vision, de notre propre perception de la réalité, mais cette dernière est recouverte par des images, de prétendues évidences, des jugements de valeur nous disant qu'elle est bonne ou mauvaise. Nous ne la voyons pas directement mais uniquement à travers le prismes de ces prétendues vérités et évidences. Pouvons-nous avons un accès direct à la réalité qui ne cesse de fourmiller et de changer autour de nous, pouvons-nous avoir un accès direct à la réalité extérieure comme à la réalité intérieure, celle qui constitue le flux de notre conscience, de nos souvenirs, de nos idées, de nos idéaux, de nos affects ou de nos émotions autant positives que négatives? Un tel contact direct avec ce qui est et ce que nous sommes est le point de départ de toute création. Cela implique bien sûr que nous soyons capables de voir par nous-mêmes, notamment de nous voir tels que nous sommes. Cela n'est pas facile, tellement que nous essayons sans cesse de nous corriger tellement nous sommes constamment dans une position de lutte ou de tension avec ce que nous sommes, pensons, faisons, éprouvons. C'est comme si nous étions sous surveillance, sous notre propre surveillance, comme si nous avions intériorisé des manières de voir, des vérités, des modèles, des idéaux que nous nous jugions de leur point de vue. Mais si nous sommes ainsi esclaves au fond de nous-mêmes, dans quelles mesure pouvons-nous être véritablement créateurs? Ne sommes-nous pas plutôt très conformistes, même si nous ne voulons pas l'être, même si nous cherchons à ne pas l'être? Remarquez que je ne suis pas en train ici de proposer un nouveau modèle, ce qui contredirait mon propos. J'essaie simplement de mettre en pratique ce que je dis, c'est-à-dire que j'essaie de voir directement, au-delà des préjugés, des images et des modèles, ce que je suis effectivement. Ce que je suis n'est peut-être pas si différent de ce que sont les autres. On insiste beaucoup sur la singularité de chacun et, une fois encore on ne prend pas la peine d'examiner la question, on se contente plutôt de répéter les mots d'ordre ou les ouï-dire. Mais la question insiste: suis-je si différent des autres? Pour le savoir, je dois observer qui je suis, non pas une fois de temps en temps, mais au fil des instants, des épreuves et des rencontres. C'est en prenant contact avec ce qui est ou ce que je suis que j'apprends à voir par moi-même et que je deviens donc créateur. Un signe que nous ne sommes pas si différents les uns des autres, c'est que le créateur nous parle et nous révèle des dimensions ordinairement cachées de la réalité, celle du monde et la nôtre. Sa vision nous révèle ce que les clichés et les consensus nous cachent. Sa vision ouvre la nôtre. Il ne s'agit pas en effet de prendre la vision du créateur pour une nouvelle vérité et de la transformer en un nouveau cliché. Le créateur ne cherche pas de disciples. Il cherche d'autres créateurs. La création n'encourage pas l'imitation mais d'autres créations. Je me souviens d'une très belle réflexion de Gauguin. À ceux qui affirmaient qu'il fallait suivre les maîtres il répondait: "Suivre les maîtres! Mais pourquoi donc les suivre? Ils ne sont des maîtres que parce qu'ils n'ont suivi personne!" Je pense qu'il avait profondément compris le sens de la création. Celle-ci libère l'homme de sa prison d'images et de mots, elle le ibère de son passé ou de son conditionnement, elle le met en contact directement avec la réalité en tant qu'inconnue, vivante et nouvelle. Répéter n'est pas voir mais mesure le vivant à l'aune de ce qui est mort, de saisir le présent vivant à travers les lunettes du passé, subordonner sa propre vision à celle de la collectivité. Peut-être est-il forcé qu'une création ancienne devienne une nouvelle autorité et un obstacle. Tout ce qui se présente aujourd'hui comme vérité absolue a jadis été créé. Le processus de création a été recouvert par l'œuvre. Il est oublié au profit exclusif de l'œuvre se présentant désormais comme une réalité toute faite, qui, prétendument, n'est pas née ou n'a pas été engendrée. C'est en tant que telle qu'elle nous en impose et empêche de nouvelles créations. Il nous faut reprendre contact avec le processus même de la création. (...) S'il est vrai, comme l'a vu Nietzsche, que la création est la seule véritable façon moderne de donner sens à l'existence, s'il est vrai que la création produit la joie, joie de se libérer, joie de voir par soi-même, de marcher avec ses propres jambes et sur son propre chemins, s'il est vrai que la création n'est pas une idée ni un idéal, mais un acte, n'existant qu'en acte, que dans la mesure où elle se fait, nous n'avons d'autre possibilité que de créer à notre tous dans le domaine où nous conduisent notre propre sensibilité et notre propre talent, plus encore dans la dimension de la vie quotidienne dans laquelle nous nous trouvons tous. Dans cette dimension, où nous sommes sans cesse poussés en avant, provoqués par les événements, où quelque chose de nouveau se produit constamment, la vie ne fait qu'un avec la création, elle non plus n'est pas une idée ou un idéal, à réaliser éventuellement, mais elle n'existe qu'en acte, elle ne cesse de s'auto-éprouver, d'être en elle-même un rapport immédiat à soi. La vie, comme la création, n'est pas quelque chose que l'on puisse remettre à demain, quelque chose auquel on puisse se contenter de rêver, ou, si nous le faisons, c'est en oubliant que la vie est déjà là, qu'elle rend possible cette remise à plus tard, qu'elle se déroule d'ores et déjà, qu'elle n'existe nulle part ailleurs et dans aucun temps que précisément ici et maintenant. (...) Quand nous sommes intensément vivants, il y a au cœur impersonnel de nus-mêmes un silence ou un vide, à savoir une ouverture une disponibilité, une gratuité ou une paix, une absence de but ou de visée, une liberté qui ne se définit plus par opposition à la servitude. C'est sur un fond de silence que s'enclenche le processus de création comme réalité intensément ou uniquement vivante, ne comportant en elle rien de mort, ou le moins possible, c'est-à-dire vidée du savoir accumulée, vidée des mots qui contiennent ce savoir, vidée des idées qui nous ont été inculquées et que nous portons comme si elles étaient les nôtres, vidée de nos buts et de nos projets, à commencer par ceux de créer, d'évoluer, de progresser, de parvenir, de réaliser et de nous réaliser. Il n'est pas possible de décrire adéquatement ce vide, car toute description le remplit de ce qui n'est pas lui, en fait un objet, une idée, une image, un but à viser, alors qu'il ne peut que survenir spontanément à partir de la vision pénétrante de ce qui est, de ce qui occupe la psyché, de ce qui arrive, de se qui se passe autour de nous et en nous, des événements qui surviennent. (...) Cet état d'esprit ne peut pas être provoqué, il doit fleurir de lui-même. Tout ce que nous pouvons en dire ou en penser est faux. Nous cherchons à être alors qu'au contraire tout part du vide. Nous sommes tendus vers l'avenir, alors que tout découle d'un ici-maintenant proprement impensable et indicible. Nous cherchons au lin un secret qui se dérobe précisément parce qu'il se truove au plus près. Nous pensons qu'il nous faudra faire ceci puis cela, alors que rien ne peut se faire s'il n'y a d'abord ce vide ou ce silence. Ce vide ou ce silence ne peut se trouver au bout d'un travail, d'un effort ou d'une évolution. Il est au point de départ, il est comme le vide donnant lieu au big bang. On ne peut pas dire de ce vide ou de ce néant qu'il est, car justement il n'est pas -- c'est ce qui le rend insaisissable par la pensée et le discours. Comme la mort, il est tout en n'étant pas, il attire la pensée et le discours dans un gouffre. Pensée et discours peuvent se tenir au bord du gouffre, mais celui-ci leur échappe. Qu'est-ce qui vibre au diapason de la mort, non pas à l'idée, à l'image ou à la croyance de la pensée à son sujet, mais la mort comme radicalement inconnue? Seul le vide, le silence ou le néant vibre au diapason de la mort. Mais si le vide ou le silence échappe à notre saisie, que pouvons-nous faire? Voir ou comprendre ce que nous sommes. Voir ou comprendre ce qui se passe. Demeurer au plus près de lui. Comprendre l'inanité, la stérilité de toute action, quand celle-ci vise une réalité intérieure, comme un état d'esprit, une émotion, un défaut, un obstacle interne ou un but visé, tel celui de créer. Avant toute chose, commencer par nous voir tels que nous sommes, par voir la réalité telle qu'elle est. Et voir si nous pouvons nous voir, si nous pouvons voir la réalité telle qu'elle est. Expérimenter, ce qui implique de ne pas savoir d'avance, de ne pas partir de conclusions, d'être ouvert pour apprendre. Si nous savons ou prétendons savoir, nous ne pouvons apprendre. Il nous faut une grande ouverture et une grande innocence pour apprendre.


tiré de Pierre Bertrand, Pourquoi créer? Liber, Montréal, 2009, pp. 74 à 80.

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